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HOUGOUMONT : Le silence de l’Histoire !

 

Les sinistres jours cernant les Fêtes me pèsent, perpétuelle grisaille du jour et du souvenir, ces réjouissances sur commande, imposées à dates fixes,  provoquent une insondable tristesse.  Au fil des ans, le nombre de ceux qui auraient dû être là, et n’y sont plus, augmente,  ces jours sont d’abord les leurs.  Je tente de vaincre les  « chiens noirs » du spleen, d’occuper le temps. Je décide de visiter, avec mes petits-fils Arthur et Sébastien, le champ de Bataille de Waterloo.  Je veux leur expliquer ce lieu qui a « laissé une cicatrice sur la carte du Monde ».

Le parcours des quelques salles de la Ferme du Caillou ne prend qu’une vingtaine de minutes.

Je souhaite me rendre à la Ferme d’Hougoumont, seul site de la Bataille où parle encore « le silence de l’Histoire ».  A la Ferme du Caillou, le préposé au tiroir-caisse ne peut m’expliquer la route à prendre.  Seule orientation, il faut prendre la route de Nivelles.  A une station d’essence située à un kilomètre de la Ferme d’Hougoumont, personne ne la connaît !

Je m’obstine !

Au sortir du petit bois entre deux bretelles d’autoroute, je débouche à un croisement. J’observe un panneau d’orientation tordu, maculé, volontairement obscurci. Il est clair qu’à la Ferme d’Hougoumont, on ne veut pas de visite. Pourtant, elle est là, à mi-hauteur d’une petite butte, au milieu de champs de betteraves récemment récoltées.

Pour l’atteindre, je m’engage dans un chemin boueux.  Je franchis deux énormes flaques d’eau… Je passe, deux grandes vagues giclent,  amusant beaucoup mes petits-fils. C’est Moïse écartant les grandes lèvres de la Mer Rouge ! J’arrête la voiture à l’entrée de la Ferme, je découvre celle-ci  entourée de grandes barrières interdisant toute visite.

A pieds, malgré la pluie battante, nous contournons l’édifice sous un ciel très bas, gris, cafardeux.

Au moment où nous arrivons à l’angle sud de l’édifice, un rapace s’éloigne d’un vol lourd, bas, comme si la boue des champs l’empêchait de prendre de la hauteur, d’atteindre la majesté des cimes dont il est coutumier.

A droite du mur entourant le corps de Ferme, quatre ou cinq grands arbres morts, très hauts. Leurs branches, bras décharnés, pointés vers un improbable horizon,  implorant un invisible secours, montent une ultime garde devant ce qui fut la clé de voûte du dispositif de défense de Wellington.

Cette bâtisse située à l’aigu de l’angle formé par les routes de Bruxelles et de Mont-St-Jean est le verrou empêchant la ruée de Napoléon vers le Nord.  Pendant toute la journée du 18 juin 1815, sur un sol détrempé par une nuit d’orage et de pluie, les Français tentent de faire sauter cet ultime obstacle. La Bataille ne peut être gagnée que si la Ferme tombe entre leurs mains. La Route de Bruxelles serait ouverte, Anvers, redeviendrait ce « pistolet  braqué sur le cœur de Londres ».

A l’intérieur de l’édifice, des Hanovriens et les « ColdStream Guards » tiennent bon. L’assaut furieux permet à quelques sapeurs français de franchir les portes, elles se referment derrière eux. Pas un n’échappe au carnage.

Des hordes de Français, au milieu des nuages de fumées, de l’âcre odeur de la poudre, du bruit assourdissant des canonnades, de l’incessant crépitement des coups fusils, continuent le jour durant à se ruer sur le muret entourant le corps de Ferme.  Le visage, surtout la bouche, noirs d’avoir déchiré des centaines de gousses de poudre, les uniformes troués, les mains, les bras couverts de sang, de poussière, de boue.

Dans cet espace désolé, le seul de toute la région de Waterloo, battent encore les cendres froides de l’Histoire, et on croit pouvoir saisir la main de ces glorieux et pitoyables morts enfermés dans leur cercueil de boue.

L’oreille perçoit, malgré la nudité désolée des champs entourant la Ferme, les hurlements des blessés, les ultimes hennissements des chevaux abattus,  les flancs frémissant encore rougis de rivières de sang, les plaintes désespérées des mourants qui ne savaient pas que, deux heures après la Bataille, ils seraient nus, détroussés, déshabillés par les paysans, cachés à la lisière de la forêt, insensibles à tant d’héroïsme, prosaïques,  attendant de se rembourser des dégâts de la guerre.

Les cris des mourants qu’on pillait se mêlaient aux hurlements des cantinières, des petits tambours de dix ans, des derniers  blessés que les Prussiens de Blücher sabraient, la bave aux lèvres, frustrés de  n’avoir pas participé à la Bataille, privés de leur part de gloire, l’échangeant contre une page d’ignominie, ce ne sera pas la dernière de l’armée prussienne.

Les héros hallucinés, les yeux fous saisis par la mort, le crâne fracassé par les sabres, le corps traversé d’énormes trous, la poitrine transpercée par les étroites baïonnettes, les membres découpés par le tranchant des haches, nus, n’étaient déjà plus que des amas de chair noircissant,  entamant , dans la tiédeur de cette soirée de juin, l’horrible pourrissement d’où émanait la fade odeur du sang et la puanteur des excréments.

Eh, bien ! Ce lieu où il est encore possible de « regarder avec les yeux d’alors » n’est plus qu’un capharnaüm de rebuts où les murs portant encore les terribles griffes des boulets dont Victor Hugo a parlé côtoient les vieux pneus abandonnés.

Destin dérisoire du seul site authentique d’une Bataille décisive pour le destin de l’Europe et de ce curieux pays qui vit peut-être ses derniers mois : La Belgique !

Il paraît que la Butte du Lion deviendra dans quelques années, une sorte de « Disneyland ».

Alors, les morts auront perdu leur ultime bataille. Celle-là, éternelle, celle du respect de l’Histoire.

merry_hermanus@yahoo.com