Paul MORAND « Journal de guerre 1939 – 1943 » Gallimard 2020
Pauline DREYFUS « Paul Morand » Gallimard 2020 Livre électronique
Une intégrale ordure.
Pourquoi Paul Morand ?
En effet, pourquoi s’intéresser encore à un auteur dont l’œuvre depuis longtemps est reléguée dans le vaste, le très encombré purgatoire littéraire. La raison en est que je dois à ce très sale type l’un de mes éblouissements littéraires… Et ils ne furent guère nombreux.
Lisant, il y a cinquante ans, sa courte nouvelle « Parfaite de Saligny », je fus enthousiasmé, stupéfait par l’admirable style de Morand, verbe exceptionnel, phrases glissant avec une élégance, une fluidité parfaite, harmonie des images, subtilité des analyses. Je fus littéralement emporté, malgré sa vision de la révolution française, celle d’un réactionnaire pour qui cet ébranlement tellurique fut une monstruosité, pour qui il restait scandaleux d’avoir brisé la douceur de vivre des perruques poudrées et des châteaux du XVIIIe siècle.
Dans une vie de lecteur compulsif, la lecture, ce vice impuni dont parle si bien George Steiner, je n’ai connu que trois autres chocs comparables, à quinze ans avec « Mort à crédit », beaucoup plus tard, en lisant « Chaminadour » de Marcel Jouhandeau, enfin avec Julien Gracq pour ses « Carnets de Guerre » et le « Balcon en forêt ».
Morand, Céline, Jouhandeau, trois abominables bonshommes, pour Gracq, un type convenable ; triste que le talent et le génie ne soient pas mieux répartis ! Voilà que l’on retombe une nouvelle fois sur l’insoluble question de l’homme et de l’œuvre. A la vérité, pour moi la question ne se pose plus, l’homme et l’œuvre sont dissociés. Le génie, le talent comme le courage sont des vertus qui ne sont en rien connotés avec quelque morale que ce soit. C’est aussi vrai pour la musique. Mozart en tant qu’homme n’avait nullement la légèreté aérienne de sa musique, il suffit pour s’en convaincre de lire sa correspondance.
Où sont les aristocrates ?
Mais des trois, Céline, Jouhandeau, Morand, c’est ce dernier qui tient la corde de la plus exceptionnelle des ordures. Céline a l’excuse du génie, s’il faut vraiment lui en trouver une, Jouhandeau celle de la perversité…Pour Morand rien ! Même pas la plus alambiquée des excuses psychanalytiques. L’abjection nue. La crapulerie pure camouflée sous un vernis de bonnes manières fin de siècle. Le genre du personnage qui croit que les rinces doigts font les mains propres, de ceux qui plagient les mœurs aristocratiques sans comprendre qu’ils sont dans la peau d’un parvenu à peine mieux dégrossi que le ridicule et naïf César Birotteau si parfaitement autopsié par Honoré de Balzac. Curieux ces parvenus qui font rimer aristocratie avec argent, alors que les mœurs aristocratiques si bien décrites par Théophile Gautier dans le « Capitaine Fracasse » ou Edmond Rostand dans « Cyrano » offrent aux lecteurs la définition même de l’orgueil aristocratique ancré dans une perception des devoirs de l’homme à l’égard de ses semblables, de la vérité et de la Justice… Tout cela aux antipodes d’une médiocre vision basée sur la fortune et les colifichets des honneurs mondains. Relire les trois dernières pages de « Cyrano », voilà qui donne un aperçu de ce qu’est un comportement aristocratique, subtile mélange de naïveté et d’orgueil qui fait affronter le pire avec le sourire aux lèvres de ceux que rien ne peut fléchir.
Les mineurs anglais ayant mené une grève de plus d’un an, battus par Thatcher, reprenant le travail, musique en tête, bannières ouvrières flottantes au vent ; ils avaient perdu leur combat, mais ce jour-là, dans les rues des corons au milieu de femmes cachant leurs larmes dans de grands mouchoirs, ces mineurs étaient des vaincus magnifiques, de vrais aristocrates, mus par l’orgueil de leur combat et de leur condition de mineur. Leurs quartiers de noblesse se lisaient sur les rides noircies de leur visage, dans les plis de leurs mains calleuses dont aucun savon ne pouvait plus ôter les traits de charbon.
Paul Morand, même pas pauvre !
Morand lui, ah ! que j’adore détester ce genre de personnage, n’est animé que
par une chose, la peur de manquer… d’argent bien sûr, n’ayant pas même l’excuse d’être un ancien pauvre ; il n’a jamais connu la gêne, encore moins la pauvreté, jamais la misère. Sa princesse d’épouse ruinée, lui-même révoqué des Affaires étrangères, c’est quand même à l’hôtel Crillon qu’il loge, dans la suite qui possède un balcon sur la place de la Concorde. Osant pour quelques heures ou quelques jours quitter son exil suisse, c’est au Crillon qu’il donne ses rendez-vous avec les éditeurs ou les Hussards qui s’attachent à tenter de relancer sa carrière malgré l’ignoble stigmate de la collaboration. C‘est dans sa résidence de Tanger qu‘il passe les mois d‘hiver. Le mot ruiné prend dans ce genre de cas, un sens tout à fait relatif, celui que lui donne les gens ayant vécu dans une immense richesse et qui ne « sont plus que très riches » après avoir été fabuleusement fortunés.
La parution simultanée du « Journal de guerre 1939 – 1943 » et de la biographie de Pauline Dreyfus permet une analyse de ce personnage inlassablement odieux, ignoblement antisémite, d’une misogynie pathologique, d’un égoïsme abyssal… une ordure d’exception !
L’ignominie en génération spontanée !
Cependant, rien ne le prédestinait à cette abjection permanente.
Son père était un auteur dramatique à succès, républicain, bien en cours, disposant d’une multitude de contacts politiques, sociaux et artistiques lui ayant permis d’occuper différents emplois officiels comme par exemple la responsabilité des marbres de la république. La famille fut dreyfusarde alors que Morand de façon incompréhensible basculera dans le pire antisémitisme après 1936.
Il parvient à échapper à l’affreuse boucherie de 14-18. Épisode peu glorieux s’il en fut… planqué alors que des centaines de milliers de français agonisaient dans les tranchés. Il fréquente la bohème du début des années vingt, il écrit, est assez vite remarqué, connait le succès, bien qu’il se cantonne essentiellement aux Nouvelles, considérées par beaucoup, à tort, comme un genre mineur, mais il y excelle. Il connait de nombreux succès de librairie, les tirages sont prometteurs.
Après des études à Sciences Po, il opte pour les Affaires étrangères. Il devrait être à l’aise dans ce milieu où l’une des phases de l’examen d’entrée jusqu’en 1945 consistait à savoir prendre le thé. Vous étiez jugé sur votre façon de tenir votre tasse, de lever ou non à l’horizontale le petit doigt de la main droite… à peine croyable aujourd’hui mais rigoureusement vrai.
On perçoit très vite qu’il méprise ses collègues, pas assez aristocratiques pour lui. Mais il appartient à cette race de gens qui savent cultiver les « amitiés utiles », il se lie avec quelques politiques très influents dont Pierre Laval, il en sera encore beaucoup question, mais aussi Philippe Berthelot, Secrétaire général du ministère… important ça d’être au mieux avec le Secrétaire général d’un ministère !
La préoccupation majeure de Morand est de faire avancer sa carrière, puis viennent les mondanités et les femmes, de très nombreuses femmes dont on découvrira en lisant son « journal inutile « combien il les méprisait, se moquant de leur faciès au moment où elles lui faisaient une fellation ! Il précise dans son journal que : « Jamais une femme ne se donne, elles vous donnent un sac à mettre quelque chose dedans. » Curieux amant, qui note : « Le mariage donne aux femmes toutes les chances qu’il enlève aux hommes. » Cela ne l’empêche pas d’épouser la princesse Soutzo, bien plus âgée que lui, roumaine par son premier mari, disposant de considérables revenus bancaires, immobiliers, possédant de vastes domaines agricoles en Roumanie. Elle est grecque d’origine, ignoblement raciste, elle le restera jusqu’à la fin de sa vie à plus de nonante-cinq ans. Il la trompera compulsivement… avec la bénédiction de son épouse qui n’hésitera pas à juger des qualités… esthétiques des maîtresses de son mari !
Londres en 1939 !
La carrière de Morand fait des sauts de puces pour se retrouver en 1939 à Londres où il préside une commission chargée de la guerre économique et du blocus de l’Allemagne.
Au moment où la guerre éclate, il est donc à la fois auteur à succès et diplomate comme Claudel, Alexis Léger et Giraudoux qui est d’ailleurs l’un de ses meilleurs amis, puisque ce dernier, très pauvre, a été pris en charge par la mère de Morand. En 1939, Giraudoux devient le responsable de la propagande dans le gouvernement Daladier. Est-il utile de préciser que Morand est Munichois, qu’il ne voit aucune raison de se lancer dans une guerre pour la Tchécoslovaquie ou pour la Pologne.
Son Journal démontre qu’il attendait la débâcle, qu’il la présentait inévitable. Il est donc à Londres quand de Gaulle y arrive le 17 juin 1940. Que faut-il faire, rejoindre de Gaulle ou rejoindre la France où Pétain va prendre le pouvoir ? Sa secrétaire choisit et devient la secrétaire de de Gaulle, c’est elle qui tape le célèbre discours du 18 juin. Il s’offusquera dans son Journal de ce que de Gaulle ne l’ait jamais remercié de lui avoir « prêté » sa secrétaire. Omettant de préciser que celle-ci avait choisi la France libre et non comme lui la France moisie de Pétain ! Pour ce misogyne, une femme n’avait pas à faire ce genre de choix.
Il estimait stupidement que c’était, vu son grade diplomatique, à de Gaulle de lui demander audience, lui n’avait pas à avoir de contact avec un général de brigade à titre temporaire, sous secrétaire d’état d’un gouvernement moribond ! En juin 40 de Gaulle n’a pas d’avenir, à quoi bon le courtiser.
Morand se démène comme un beau diable pour rentrer au plus vite en France, un bateau est affrété mais le gouvernement estime qu’il doit rester sur place. Il refuse, rentre en France et est révoqué… pour la première fois !
Il note dans son journal le 6 octobre 1939 (Les nazis ont envahi la Pologne depuis le 1er septembre) qu’un collègue lui a précisé : « Que les polonais devenus Allemands vont vivre assez bien, mais que pour les polonais russes se sera hell. »
Étonnante remarque quand on sait que trois millions de Polonais mourront sous la botte nazie auxquels il faut ajouter trois millions de Juifs polonais massacrés au nom de la race.
Il déteste Churchill estimant que celui-ci a le « mauvais œil ». En revanche, on le verra, Hitler ne le dérangea pas plus que ça ! Il écrira un peu plus tard : « Ne laissons pas Hitler se targuer d’être seul à entreprendre le relèvement moral de l’Occident. »
Antisémite, Pourquoi ?
J’ai déjà évoqué le fait qu’en 1936 il bascule dans un antisémitisme virulent. C’est assez incompréhensible, dans les années vingt, il a eu de nombreux amis Juifs et non des moindres, il est très proche de Proust qui admire son style, ils se voient souvent, s’écrivent. Jamais n’apparaît à cette époque le moindre propos antisémite.
Pauline Dreyfus, sa biographe, peine à en trouver la raison. Elle songe à la grande peur des possédants qui après la victoire du Front populaire ont eu de très grandes craintes pour leur fortune, au climat qui régnait alors dans la noblesse et la haute bourgeoisie, à l’influence délétère de sa femme, hystériquement antisémite.
Le 21 avril 40…dans sept semaines les Allemands défileront sur les champs Élysées, il écrit : « Ce matin, dans le Park (Hyde Park, il est à Londres), j’ai vu un Juif sur un pur-sang. Toute la noblesse du cheval blanc était écrasée par la masse ignoble et triomphante du youpin ; le plus beau cadeau que l’aryanisme a fait à l’Occident, le cheval pliait sous la gélatine ; mon sang russe n’a fait qu’un tour et j’ai cherché un âne pour installer ou plutôt réinstaller le Juif dessus, tête à queue. »
Un peu plus tard, ce même jour il décrit son emménagement dans un domicile loué à une famille juive, il note : « Et comme chez tous les Juifs qui ont le goût de la profanation, des fausses vierges en bois peint du XVIe un peu partout ; je les envoie au grenier ; »
Le 14 mai 40, les Allemands ont attaqué le 10, ils sont sur le point de franchir le massif ardennais. S’agissant de la guerre, il écrit : « Tout nous préparait : les Juifs apparaissaient comme des asticots dans tout ce qui se gâte. »
Aucun doute, on le verra plus loin, qu’il partage et diffuse depuis longtemps la thèse nazie sur la responsabilité des Juifs dans le déclenchement de la guerre.
Le 8 juillet 40, la France est vaincue, elle connait la plus atroce débâcle de toute son histoire, Morand note qu’un prisonnier libéré lui aurait dit : « Ce n’est pas la guerre, c’est l’affaire Dreyfus ».
Cette référence à Dreyfus, reviendra d’ailleurs dans tous les sens, reprise par l’extrême droite en 40 pour souligner que l’effondrement de la IIIe République est la conséquence de l’acquittement de Dreyfus, puis après la Libération, on entendra Maurras, le patron de l’Action française dire après sa condamnation à mort pour collaboration avec les nazis : « C’est la revanche de Dreyfus ». Petit rappel, en 1936, ce même Maurras écrivait à propos de Léon Blum « C’est un homme à fusiller mais dans le dos ».
A la lecture du Journal de Morand et de sa biographie, on se rend compte que l’antisémitisme tient une place centrale dans toute l’argumentation du régime de Vichy. Il ne s’agit nullement d’un problème annexe mais au contraire du cœur même de l’idéologie de ce régime… qui en ce sens s’aligne totalement sur le IIIe Reich.
L’antisémitisme de Morand est racial… comme celui des nazis, ce n’est pas un hasard s’il évoque son admiration pour Gobineau alors que les Français nient, selon lui, le génie de ce théoricien de la supériorité de la race blanche. Il regrette que les Français ne veuillent pas entendre parler de l’inégalité des races. « Qu’on ne nous parle pas de race, conclut-il, ni surtout de hiérarchie entre les races, nous ne voulons même pas de hiérarchie entre les classes. »
Il précise, méprisant mais passant quand même au tiroir caisse, le 22 juin 42 : « Mais ce qui m’a toujours dégoûté, ce fut d’être payé par un Juif. » Il s’en prend aussi aux noirs, il écrit sur Alexandre Dumas : » En réalité, c’est le nègre intégral déguisé en homme du midi. »
Pauline Dreyfus écrit, s’agissant de Morand, que l’antisémitisme est devenu sa grille de lecture. De toute évidence, il en était de même pour tout l’appareil d’état de Vichy.
L’Occupation… de merveilleuses opportunités !
De retour à Paris, révoqué des Affaires étrangères, Morand virevolte dans une ronde infinie de dîners, de réceptions, de fêtes où il côtoie en permanence le gratin de la collaboration. Il est très proche de Bousquet, responsable de la police de Vichy, il est reçu par Pétain, il rencontre souvent Marion, ancien communiste devenu fasciste, responsable de la propagande, pire encore, il est très lié à Darquier de Pellepoix, faux noble mais vrai bandit, pilleur pour son compte des biens Juifs ; il fréquente le comte de Chambrun, beau-père de Laval et surtout la fille de celui-ci, Josée dont il se servira avec constance pour faire avancer sa carrière. Car, bien que révoqué, il pense toujours à son avenir professionnel comme d’ailleurs à ses contrats avec les éditeurs, qu’il négocie et renégocie pour gagner toujours un peu plus. Effectivement, il a toujours de très gros besoin d’argent. L’occupation allemande doit être une opportunité d’en gagner plus, d’être rétabli dans ses droits et d’être enfin nommé ambassadeur.
Lorsqu’en 1942 Laval revient au pouvoir, Morand voit poindre la chance d’être réintégré aux Affaires étrangères. Il connait bien le ministre mais bien plus encore sa fille Josée avec laquelle il participe à un tourbillon de fêtes, de dîners, d’inaugurations, de vernissages. J’ai lu les carnets tenus par Josée de Chambrun pendant la guerre, ce ne sont qu’une ribambelle de fêtes en tout genre. Morand est pratiquement toujours présent. On comprend donc qu’il écrit concernant l’occupation : « Á quelque chose malheur est bon », l’occupation est loin d’être pénible pour lui, volontairement aveugle aux horreurs quotidiennes vécues par les français ; avec un effrayant égoïsme de classe, il écrit : « Retrouver les soirées studieuses, le lit à neuf heures. L’adieu au jazz. Le rajeunissement par la cuisine sans beurre. La disparition des panneaux de réclame. La mort du bruit. L’air de la campagne à Paris. La renaissance du cheval. Le retour en carioles classiques. »
Question, la cuisine de chez « Maxim’s » ou de « La Tour d’Argent » qu’il fréquente assidument était-elle entre 40 et 44 au beurre ou à l’ersatz ?
Une seul évidence, pour les gens de sa sorte, l’occupation n’existe pas ! N’a-t-il pas écrit que les Allemands qu’il rencontre sont « sympathiques ».
Laval « sensible et bon » … La grande rafle… la solution finale.
Quant à Laval, honni par des millions de français, il considère qu’il « n’est pas sympathique mais il est curieux, secret, méfiant, courageux, énergique, économe, travailleur. Pas séduisant mais magnétique. Sensible et bon. »
La « bonté » de Laval ira jusqu’à faire déporter les enfants avec les parents lors de la grande rafle des 17 et 18 juillet 1942 alors même que les Allemands n’avaient pas réclamé les enfants ! Mais que ne dirait-on pas du ministre qui fera avancer votre carrière !
Pour Morand, cette rafle ne lui cause aucun soucis, il souligne : « L’opinion est choquée des mesures contre les Juifs, mais ceux-ci une fois partis, personne n’y pensera plus. » Ben voyons ! Il est vrai que préalablement à la rafle, son ami Benois-Méchin lui avait dit : « Les Juifs n’ont pas idée de ce qui va leur arriver. » En effet… c’était inimaginable !
Au cabinet Laval… Morand un homme très informé.
Et enfin le miracle s’accomplit, il est réintégré dans le cadre des Affaires étrangères mais en outre, il entre au cabinet de Laval, en qualité de chargé de mission, adjoint au Chef de cabinet Jean Jardin. Il occupera cette fonction pendant 15 mois. Il ne la quittera que pour devenir ambassadeur en Roumanie puis à Berne. Au cabinet, il s’occupe de propagande, en dilettante comme toujours, on lui confie ensuite la censure cinématographique. Comme dans les postes diplomatiques qu’il occupa, son activité est réduite, il fait surtout de la représentation. Il collabore quotidiennement avec Paul Marion et écrit avec gourmandise que celui-ci lui avait déclaré à propos du sionisme : « Le pou vit sur la tête d’un homme, as-tu jamais vu un pou vivre sur la tête d’un autre pou ? »
Ses fréquentations puis ses fonctions font de Morand l’un des hommes les mieux informés de France. Trois semaines avant la grande rafle, il est parfaitement au courant de ce qui va se passer. Il est sans conteste de ceux qui savaient ! Ainsi le 4 juillet il évoque la rencontre entre Bousquet et Oberg, responsable de la SS pour toute la France. Celui-ci a rencontré Bousquet. Morand précise : « Trente mille juifs apatrides des deux zones vont être arrêtés et déportés la semaine prochaine dans les deux zones. Laval a vu le général Oberg hier avec Bousquet. La conversation a été utile et cordiale. »
Utile et cordiale, deux mots qui glacent le cœur. Pour Morand, aucun problème !
Lorsqu’il rencontre une duchesse de ses amies, il s’indigne : « Elle plaide pour les « pauvres juifs… »Et il ajoute à l’avant-veille de la grande rafle : « Qu’ils s’en aillent – Et l’étoile jaune ? Morand répond – Quand j’étais petit, j’ai bien porté l’étoile du sacré cœur ! » Pure abjection !
Le 19 septembre 1942, ayant ses habitudes dans un restaurant, la patronne lui fait des reproches sur la persécution des Juifs et en particulier des enfants. Réaction de Morand : « C’est inouï la force de pénétration de la propagande juive. » Il écrit cela après la grande rafle, alors même que les Juifs, jeunes, vieux, femmes, hommes, vieillards, impotents ou en bonne santé, sont pourchassés comme des animaux dans toute la France. Il le sait mieux que personne, ses amis Bousquet, Darquier de Pellepoix l’informent abondamment.
Il ne fait pas de doute qu’il est au courant de la solution finale car lui-même précise dès le 23 octobre 1942 « à Vichy le bruit courait que les Juifs arrêtés avaient été gazés dans leurs baraquements. »
A propos d’une affaire personnelle, il n’hésite pas à écrire au cours de ce même mois d’octobre : « Les Juifs reviendront tout-puissants en Occident, si cela continue. » Sans doute estime-t-il que la persécution ne soit pas assez efficace et que les transports vers Auschwitz via Drancy ne sont pas encore assez nombreux.
Tout cela n’a rien d’étonnant quand on le voit noter que Laval déclare à propos des SS : « Depuis qu’ils sont en France, nous n’avons vraiment pas à nous
plaindre d’eux. » Si ceux qui ont si mal instruit le procès de Laval à la Libération avaient pu lire le « Journal » de Morand, cette procédure judiciaire n’aurait pas été la tragique mascarade que l’on a connue !
Ils y auraient trouvé la preuve que Laval trahissait la France dès 1936 !
En effet, Laval confie à Morand : « …qu’il ne connait pas Franco, mais qu’il n’a cessé de communiquer en 1936-1937 au Sénat des renseignements sur l’aide apportée par Blum et les rouges ; il les tenait du Deuxième bureau espagnol. » On découvre ainsi que dès 36-37, Laval, député à l’époque, était en contact et prenait ses informations au Deuxième bureau espagnol dans le but avoué de manipuler le Sénat français. La définition même de la trahison ! A quoi, il n’est pas inutile d’ajouter que le gouvernement républicain espagnol était légitime et démocratique alors que Franco était un général putschiste !
Toujours le 23 octobre 42, des amis lui annoncent qu’ils sont arrivés à Lyon et il ajoute : « Lyon où les Juifs sont maîtres du pavé, déchainés contre le gouvernement, jurant qu’ils extermineront tous les français qui ont causé avec des Allemands. » Énorme mais vrai… Octobre 1942, soit deux mois après la grande rafle et alors que la traque s‘intensifie !
Lorsque, le 11 novembre 1942, les Allemands envahissent la zone soi-disant non-occupée, sa seule réaction est d’écrire : « Tout le monde se réjouit de voir la tête des Juifs de la côte d’azur ! » Simonne Veil et sa famille faisaient partie de ces Juifs repliés à la côte d’Azur… on sait ce qu’il leur advint comme à des milliers d’autres ! Il est vrai que quand on écrit que « Les Juifs ne sont pas une maladie ; ils sont les mouches qui viennent se poser là où il y a déjà de la fermentation » on ne se préoccupe pas de ce qui peut advenir des gens raflés comme du bétail par la Gestapo et la police du gouvernement que l’on sert.
Après la défaite de Stalingrad, l’avancée des troupes soviétiques, l’atmosphère change… et… miracle… Morand est nommé ambassadeur ! Où ? En Roumanie, pays où son épouse dispose d’une fortune considérable… dont Morand va pouvoir s’occuper activement.
Ambassadeur enfin… et trafiquant !
Avant qu’il ne parte Laval lui demande de faire ses amitiés au Maréchal Antonescu le dictateur roumain responsable du massacre de plus de 300.000 Juifs. Lui-même arrivant en Roumanie évoque « l’humanité » des troupes roumaines. Pauline Dreyfus souligne que ces soldats si humain viennent de massacrer des milliers de Juifs en Bessarabie.
Quand il prend ses fonctions à Bucarest, il s’aperçoit assez vite que le personnel diplomatique est passé dans le camp gaulliste. Un prisonnier français est caché à l’Institut français. Morand met fin à cette situation qu’il trouve intolérable, il fait muter un consul qui, selon Pauline Dreyfus, a pris en charge une enfant juive dont les parents ont été déportés. Il est à ce point outrageusement hitlérien que le personnel se révolte quand il dénonce aux Allemands un jeune fuyard. Il stupéfie tout le monde quand il déclare lors d’une rencontre officielle que « Hitler n’a pas dit son dernier mot, que sa victoire est proche » alors même que le troupes soviétiques sont proches des rives de la mer noire !
Pour le reste, comme dans chacune des ses fonctions, il est très peu actif… sauf quand il organise un juteux trafic de devise où ses gains sont de 1 pour 40. Il s’active à réaliser les avoirs de sa femme, de rapatrier des sommes faramineuses. Sa biographe explique qu’il tente de faire passer en France un train complet, de meubles, d’œuvres d’art, de tapis, de fourrures, d’argenterie, de vaisselle précieuse. Transport aux frais de l’ambassade, bien sûr. Ce train n’arrivera jamais, il sera stoppé par la résistance, les objets qui s’y trouvaient disparaîtront. Ce sera la grande préoccupation de Morand alors même que le monde est à feu et à sang, que des millions de personnes meurent sous les bombes. Je ne peux m’empêcher de penser à Molière et à Harpagon, qui répète sans cesse « ma cassette, ma cassette, où est ma cassette ».
Il faut fuir Bucarest, les Soviétiques sont trop proches.
Jean Jardin, l’ami providentiel… et cocu.
C’est Jean Jardin, le chef de cabinet de Laval qui sauve Morand. Lui-même c’étant prudemment fait nommer en Suisse. Il obtient de Laval que Morand soit nommé ambassadeur à Berne. Chance extraordinaire qui lui permettra d’échapper à l’épuration. Il est cependant une nouvelle fois révoqué des Affaires étrangères. Il s’installe pour quelques mois dans ses nouvelles fonctions mais les quitte aussitôt étant donné la libération de la France. Il reste prudemment en Suisse, il parvient à passer sous les radars, évite miraculeusement les poursuites. Morand prouvera sa reconnaissance à Jean Jardin en couchant avec sa femme, curieuse façon de montrer sa gratitude à celui qui vous a fait réintégrer aux Affaires étrangères, qui vous a fait nommer ambassadeur à Bucarest, qui vous a sans doute sauvé la vie, en vous obtenant l’ambassade de Berne.
Morand… une odeur de soufre et de moisi.
Mais il sent le « moisi et le soufre », on ne le publie plus. Ce sont les Hussards, Nimier, Jacques Laurent, Déon qui s’activeront à le remettre en scène. On sait que tous ceux là, furent liés à la collaboration, tout comme Michel Audiard qui a réussi à le cacher jusqu’à sa mort ! C’est aussi l’époque où il commence une correspondance avec Chardonne, autre écrivain de la collaboration. La publication de ces lettres permettra de constater que ces gens-là n’ont rien compris, rien n’appris, restent enfermés dans leur monstrueux antisémitisme.
Lorsque les premiers trains de rapatriés des camps rentrent en France, ce salaud écrit : « Cela serre le cœur. Ces nuées de Lévy et de Bloch qui rentrent « chez eux ». Au même moment au cours d’un dîner mondain, son épouse clame : « Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je n’ai jamais vu autant de Juifs depuis qu’on les a exterminés. N’est-ce pas extraordinaire ! »
Évoquant le monde littéraire français d’après-guerre, il note : « Là où les PD et les Juifs s’installent, c’est le signe certain de décomposition avancée ; asticots dans la viande qui pue. »
L’homme qui trouvait les Allemands sympathiques, qui estimait la création de la Milice indispensable, celui qui écrivait le 16 juin 1943 que les méthodes de répression de la Gestapo étaient intéressantes et devaient être adoptées par la police française, ce même homme ne sera jamais jugé, n’aura jamais de compte à rendre et mieux comme Jean Jardin, Roger Peyrefitte et quelques autres, sera dédommagé financièrement, et bénéficiera de sa retraite… dont il n’avait nul besoin.
Retour en France… Objectif l’Académie.
Les lois d’amnistie se succédant à partir de 1951, il rentre de plus en plus souvent en France. Détail significatif, c’est à Arno Breker, le sculpteur préféré d’Hitler qu’il demande de réaliser son buste. On reparle de ses livres. Il en écrit de nouveau dont certains sont des succès. Son épouse et lui se réinstallent dans leur immense domicile néo gothique du Champ de Mars.
Morand s’est fixé un autre objectif, devenir Académicien. A la Libération, l’Académie ne s’est que très frileusement épurée. Pétain, Bonnard et un ou deux autres ont été éliminés mais les immortels restent solidement ancrés à droite.
Pauline Dreyfus a consacré un excellent livre à la tentative de Morand de devenir académicien. De Gaulle vient de revenir au pouvoir. Il s’oppose à ce que cette fripouille devienne l’un des quarante immortels.
Il y réussit tout de même à la troisième tentative, en 1969. De Gaulle refuse de le recevoir comme il se devrait pour chaque nouvel Académicien. Mais il est alors fort tard dans sa vie. Sa femme est morte. Il ne lui reste que quelques années.
Dernier pied de nez post mortem. Il donne instruction à son éditeur de publier les deux volumes de son « Journal inutile » vingt ans après sa mort.
Sa lecture révèle l’hypocrisie du personnage qui adressait des lettres dithyrambiques à des gens dont il dit le plus grand mal dans son Journal. La presse et la critique sont quasi unanimes pour considérer que Morand fut vraiment un type ignoble. Il ne laisse aucun espace permettant de lui trouver quelques excuses. C’est un salaud pur jus !
Pourquoi consacrer ces lignes à une telle ordure ?
En y réfléchissant, je n’ai rencontré que très peu d’ordures dans mon existence déjà longue, beaucoup trop longue penseront certains.
Je n’en compte finalement que deux, un malheureux rendu fou de jalousie, de mal être, de haine de soi et un fonctionnaire municipal qui sous des apparences bien sous tous rapports fut un personnage très inquiétant, parfait interprète de Tartuffe, me faisant penser au rôle de Kaa, le serpent dans l’œuvre de Rudyard. Kipling, mélange détonant d’incompétence et de prétention sur fond permanent de malveillance. Et encore pour ces deux-là, leurs évidentes pathologies, apparentes aux esprits les moins avertis, comiques à force d’être connues de tous, étaient, malgré tout, une excuse de taille… il aurait suffi de vingt-cinq ans d’analyses pour les rendre fréquentables !
Je me pose souvent la question, lorsque je rencontre des gens détestables, de savoir à quel moment le petit enfant babillant, souriant aux anges, s’ouvrant à la vie et au bonheur, devient une crapule tentant de causer du tort à ses semblables. Je ne parviens toujours pas à croire que certains sont nés pour être des salauds. Le mal reste pour moi une inconnue. Je crois toujours en l’homme, même si parfois je dois solidement m’accrocher.
Il est en effet difficile à assumer que sur cette terre, chacun a ses raisons et que certaines sont des plus ignobles.
J’adore la formule, elle n’est malheureusement pas de moi :« la première impression est toujours la bonne surtout lorsqu’elle est mauvaise ! » J’en ai souvent vérifié l’exactitude.
Avec Morand, j’avais un compte à régler. J’ai été tellement impressionné par son style en lisant « Parfaite de Saligny » que je ne pouvais admettre que c’était l’œuvre d’un tel salopard. Et une fois de plus, on retombe sur la dichotomie entre l’homme et l’œuvre. Rien à sauver chez Morand… sauf son talent !
N’hésitez donc pas à lire « Parfaite de Saligny », « Le Dernier jour de l’inquisition », « Le Bazar de la charité », « Hécate et ses chiens », « Le flagellant de Séville ». J’espère que comme moi vous vous laisserez emporter par ce style admirable mais sachez que cet exceptionnel styliste était aussi une incommensurable crapule ! Pour moi, concernant Morand ite, missa est !
WordPress:
J'aime chargement…